Voici maintenant le sujet saisi non pas dans son énigme silencieuse, mais dans les nombreux déguisements dont l’artiste l’affuble. Est-ce pour mieux le dissimuler, ou mieux le dévoiler sous ces faux oripeaux, ces masques, ces mises en scène, ces clowneries, ces récits plus ou moins esquissés ?
Philippe Ramette invente ainsi un monde dans lequel les lois ordinaires de la gravité n’ont plus cours et où les règles d’usage des objets et de la sensation sont transformées. Anna et Bernard Blume font se rejoindre métaphysique et vie domestique dans un univers en proie au vertige et au chaos. Saverio Lucariello s’offre à nous sous les traits d’un bouffon indéchiffrable, Arnulf Rainer rature violemment son visage devenu grotesque, Morimura l’inscrit au contraire dans une chaîne ininterrompue de travestissements.
Chez Raymond Hains, le visage est une signature, certes, mais prise dans la dérive des jeux de mots et des citations, calembour visuel bien plus que portrait.
Les corps de Nicole Tran Ba Vang sont affublés de prothèses, ou plutôt on ne sait plus s’ils sont chair ou prothèse, l’authentique et l’artificiel deviennent indiscernables ; alors que les "anonymes" de Georges Tony Stoll semblent participer d’un monde de signes et de cérémonials obscurs et puissants.Tout n’est pas comédie et travestissement. Certaines marques appartiennent à des codes précis, et racontent toute une histoire (ainsi, les coiffures de J D’Okhai Ojeikere). Parfois, c’est tout simplement le regard du photographe qui a fait basculer les choses dans une autre histoire : les artistes du cirque avec Rhona Bitner, qui
en fait des miniatures affairées à de mystérieuses activités ; ou les personnages photographiés de dos par Claude Closky, envers anonymes mais parlants de ces inconnus qui peuplent les plages d’été ; ou encore les gens photographiés par Dolorès Marat, que la couleur et la lumière enrobent d’étrangeté. Avec les portraits sur fond d’écriture braille de Patrick Tosani, le visage devient ombre indistincte, il dit son opacité, et notre incapacité à en déchiffrer le sens.
Les catégories avec lesquelles on essaie de construire un parcours dans cette collection, on ne le dira jamais assez, ne sont pas étanches. Ce sont des instruments de découverte, et non de classification, et les oeuvres les débordent sans cesse. Ainsi, l’oeuvre de Sophie Calle, Vingt ans après (2001), par son projet et par ses dimensions, physiques et temporelles, excède-t-elle l’espace contraint d’un regroupement. Elle est pourtant absolument emblématique de cette capacité de l’artiste à faire d’elle-même, de sa vie (au besoin corrigée et réinventée) le matériau d’un art à la croisée de l’autobiographie et de la fiction.
Régis Durand, Commissaire de l'exposition et directeur du CNP. |